La Gloire de Zola

 

René Fauchois

 

 

            Ce poème a été lu par l’auteur le dimanche 6 octobre 1912, à Médan, devant Madame Emile Zola et les Amis de Zola rassemblés à l’occasion du dixième anniversaire de la mort du Maître.

 

 

I

 

Comme un bon ouvrier qui croit à son ouvrage

Et qui, sans s’occuper du soleil ni du vent,

Sourit quand on l’approuve et rit quand on l’outrage,

Il bâtissait son œuvre avec son cœur fervent.

 

Sa foi créait un monde où vivaient tous ses rêves

Dans la chaude vertu d’un sang loyal et bon,

On y voyait frémir dans le brouillard des grèves

De noirs drapeaux souillés d’alcool et de charbon ;

 

En un halètement de fièvre et de bagarres,

Contre des quais fumeux et trépidants d’adieux

Des trains impatients s’ébrouaient dans des gares ;

L’or vil parodiait les miracles des dieux ;

 

Des orages de cavaliers dans des nuits rouges

Fauchaient l’espoir de la patrie au bord d’un pré ;

Et des couples hagards aux fenêtres des bouges

Levaient d’étranges yeux vers le ciel empourpré ;

 

La paix sanctifiait de clairs laboratoires ;

De blonds savants, pareils à des Christ studieux,

En silence gagnaient d’éclatantes victoires ;

Des cardinaux romains glissaient, insidieux …

 

Un peintre s’acharnait à mourir sur ses toiles,

Un bal d’enfant tournait au fond d’un jour d’hiver ;

Un âne se penchait sur un seau plein d’étoiles ;

Des usines poussaient une clameur de fer …

 

Son génie évoquait tout le destin des hommes ;

Et, la pitié brûlant en lui comme un flambeau,

Il montrait la tristesse et la honte où nous sommes

Afin que l’avenir fut meilleur et plus beau !

 

Son labeur colossal épouvantait l’envie

Dont la meute mâtée et lasse d’aboyer,

Du maître dédaigneux qui l’avait asservie

Respectait la puissance et le calme du foyer.

 

Chaque jour couronnait de gloire l’œuvre saine

Où ma terre entendait palpiter son grand cœur ;

Il avait traversé les brumes de la haine ;

Au sommet de sa tâche, il souriait, vainqueur !

 

II

 

Mais ceux que fait trembler ta force, ô République,

Et qui clignent des yeux devant ton fier blason,

Dans une ombre propice à leur dessein oblique

Rêvaient de t’abreuver du plus subtil poison …

 

Le linceul qu’ils avaient tissé dans les ténèbres

N’attendait plus que toi dans ses plis sépulcraux,

Quand ils t’auraient fait boire à leurs coupes funèbres

Le sang d’un innocent pantelant sous leurs crocs …

 

Déjà, par leur clameur furieuse étourdie,

Tu titubais, en proie au vertige insensé ;

Et pour que s’achevât la morne tragédie

Le breuvage mortel était presque versé …

 

Or, si tu peux poursuivre encore ta destinée,

C’est qu’une voix couvrit les appels inhumains ;

Si tu n’as pas vidé la coupe empoisonnée,

C’est qu’Emile Zola te l’arracha des mains !

 

III

 

Hélas ! le cœur du juste est toujours comme l’aire

            Où vient ruisseler la moisson :

C’est sur lui que s’abat la féconde colère

            Qui sépare les grains du son …

 

Sa lumière où l’espoir des temps futurs s’étale,

A tous les fléaux conjurés

Voue éternellement par une loi fatale

            Les blés que le siècle a dorés …

 

Le héros que son astre a marqué pour la lutte

            Ne se reposera jamais …

Vainement, fatigué de battre et d’être en butte

            Aux coups, il souhaite la paix …

 

Le laurier qu’ont coupé ses victoires passées

            N’apaise pas son front vainqueur,

Et quand il veut dormir, ses nouvelles pensées

            Se battent, la nuit, dans son cœur !

 

IV

 

Lorsque sur les bouffons et les tortionnaires

Qui, dans l’ombre forgeaient à la France un carcan,

Ta parole indignée et pleine de tonnerres

Eclata tout à coup comme un bel ouragan,

O Zola, ta grande âme illumina le monde !

Tous les démons ligués d’un enfer plus immonde

Que celui d’où montaient vers Dante épouvanté

La plainte lamentable et le souffle empesté

Dardèrent contre toi leurs langues venimeuses …

Ils te reconnaissaient, toi, le vieil ennemi

Dont ils avaient reçu des blessures fameuses,

Et qu’ils croyaient enfin dans sa gloire endormi !

Ils se fouillaient le cœur pour t’en jeter la boue …

Leur fureur, comme un sac d’ordures qu’on dénoue,

Tentait de te salir sous des ruisseaux fangeux …

Mais calme, et leur montrant sur ton front courageux

Cette fière douceur qu’aucun outrage n’use

Et qui désigne au long respect de l’avenir

Le héros sans reproche et sans crainte : « J’accuse ! »

Criais-tu !… Le combat semblait te rajeunir …

Tu ne doutais jamais, quand de jeunes disciples

Venus autour de toi par des chemins multiples

- Alors, la vérité qui parlait par ta voix

Unissait leurs élans pour la première fois –

Désespéraient d’atteindre à la justice ardue …

Tu disais : « Croyez-moi ! Nous serons triomphants,

Car c’est à la raison que la victoire est due ;

L’innocent reverra sa femme et ses enfants.

Notre espoir acharné fera tomber ses chaînes.

L’aube est pourpre déjà des revanches prochaines.

La Vérité s’est mise en marche. Suivons-la. »

Et ta foi s’exaltait comme un hymne, ô Zola !

Tu riais, et pour toi, les plus sombres rafales,

A l’heure où l’amertume envahissait nos cœurs

Sonnaient comme un appel de cloches triomphales !

Tu disais : « C’est demain que nous serons vainqueurs.

Il le faut, car, voyez le printemps recommence ;

Les vents vont se calmer ; une douceur immense

Va chasser de l’azur le funèbre ouragan.

Demain, j’irai cueillir les roses de Médan.

Nous allons triompher, car j’ai soif de relire,

En croyant que j’entends encore sa bonne voix,

Afin de m’apaiser après tout ce délire,

Les lettres que Flaubert m’écrivait autrefois ! »

Et toujours, quand les cris dont la faiblesse abuse

Te cernaient, simplement, tu répétais « J’accuse ! »

Et, chaque fois, l’erreur, sous son masque hagard,

Tremblait devant l’éclair pensif de ton regard.

 

Enfin, tu triomphas !…

 

                                   Et quand la mort cruelle

Eteignit brusquement ta lampe d’un coup d’aile,

Le grand soleil qu’avait annoncé ta raison

Jetait déjà son cri vengeur à l’horizon …

 

V

 

Tu peux dormir ! Des blés vermeils la grange est pleine !

Rêve en paix des moissons qui font houler la plaine !

Dors sous la voûte auguste où l’ombre vibre, dors !…

Une étrange clarté pâlit les corridors

Au fond du glorieux sépulcre où tu reposes !…

Poursuis tranquillement tes songes grandioses !

Sur ton lit de lauriers passent les souffles chauds

De l’avenir ! Repose auprès des maréchaux

De l’Empire ! Ils luttaient pour la France éternelle ;

Ils voulaient que l’espoir des peuples fût en elle :

Tu l’as voulu ; ton nom vaut leurs titres fameux,

Car pour la Vérité tu t’es battu comme eux !

 

VI

 

Et nous, nous qui restons debout dans ta victoire

Sûrs qu’un Plutarque, un jour, écrira ton histoire,

Nous avons conservé pour cri de ralliement

Le cri que tu poussais si magnifiquement !

O Zola, rude chef sous qui nous combattîmes,

Tant qu’aux mains des bourreaux trembleront des victimes,

Tant que criera le mal et que nous l’entendrons,

La haine peut ruer ses rauques escadrons

Sur le monde, toujours, partout, contre la ruse

Et la force ton cri retentira : « J’accuse ! »

Tous les pensers visqueux qui rampent dans la nuit,

Et qui cherchent leur proie, un cœur, un front, un fruit

Afin d’y déposer leurs lugubres semences,

Toutes les trahisons et toutes les démences,

Nous les accuserons, sans courroux et sans peur,

Et tu n’auras jamais fini d’être vainqueur !…